Intersection / Conjunctions in English
"Le temps et l'espace sont des êtres réels. Le temps est un homme, l'espace est une femme." Wm. Blake

Montréal, novembre 1996

 
Il y a deux ans, à la suite d'une crise importante dans ma vie, j'ai décidé de mettre un terme à une union d'une quinzaine d'années et de me risquer à déménager dans une autre ville. Cette oeuvre est un questionnement sur l'espace et sur l'écriture, inspirée par ce déménagement. Une interrogation sans doute entreprise bien avant que je ne m'en souvienne, mais qui s'est récemment actualisée avec une certaine urgence et un besoin d'espace vide.

 

Cet espace, qui se manifestait physiquement sous la forme d'un mur dans mon atelier, est lentement devenu le lieu d'un combat avec les mots. Des messages que je me mis à écrire à ma mère s'épinglaient à ce mur. Ma mère est morte lorsque j'étais très jeune. J'ai peu de souvenirs d'elle. J'en suis venue à concevoir cet espace vide comme un &laqno; espace mère » qu'il me fallait réinventer afin de devenir la fille d'une mère.



l'espace blanc

 

 

pour

 

me

 

faire

 

rentrer

 

dans

 

 

le temps pour faire rentrer l'espace en moi
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La perspective de chercher un appartement en janvier était un peu intimidante; j'ai eu de la chance, un ami d'une amie déménageait. Son logement allait être offert en sous-location dans les prochaines semaines. En voyant l'appartement, je le pris immédiatement. J'avais réagi à l'espace où je savais que serait mon nouvel atelier. Il y avait un grand mur vide au fond; les angles étaient arrondis et j'avais l'impression que cet espace blanc, courbé, m'embrassait.
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J'ai souvent senti intuitivement que mon corps, mon moi, était une présence physique très ténue, un contact avec le monde qui donnait un peu l'impression d'être constamment en équilibre sur la pointe des pieds. Retenir mon souffle, si j'expire je vais tomber.


J'avais besoin de cet espace vide pour des mots. Combien de mots peuvent se tenir sur la pointe d'une épingle sans culbuter? Tous les mots qui s'empilaient en moi depuis si longtemps sont maintenant épinglés au mur l'un à la suite de l'autre, et s'avancent.. .






"Le psychotique est incapable de se situer où il devrait être; il lui est possible de se regarder lui-même de l'extérieur, comme un autre pourrait le faire; il lui est possible d'entendre la voix des autres dans sa tête. Il est retenu captif et remplacé par l'espace, estompé par la position des autres :

Je sais où je suis, mais je n'ai pas l'impression
d'être à l'endroit où je me trouve

Aux yeux de ces âmes dépossédées, l'espace semble être une force dévorante. L'espace les poursuit, les encercle et les digère en une gigantesque phagocytose qui finit par les remplacer. Le corps se sépare alors de l'esprit, l'individu brise la frontière de sa peau et occupe l'autre côté de ses sens. Il tente de se regarder lui-même d'un point quelconque dans l'espace. Il se sent devenir espace, espace noir où les choses ne peuvent pas être placées. Il est pareil, non pas pareil à quelque chose, mais simplement pareil. Et il invente des espaces dont il est la "possession convulsive". " Elizabeth Grosz


IJe suis de cette génération de femmes élevées pour être comme des hommes - dans une
zone neutre, sans sexe. Un lieu où il est potentiellement difficile de se positionner -
comme si l'on marchait à côté de ses souliers ou, pire encore, comme si l'on chancelait
sans pieds. Élevée sur la pointe d'une épingle, je plane à quatre pouces du sol. 



" Les choses sont maintenues solidement, ne serait-ce que pour une seconde, il n'y a pas moyen de tenir la nature immobile. " Doreen Massey



Messages:

 
Où es-tu?

À présent, j'ose le demander. Mouman? M'man? Maman? Je t'appelais comment? Sûrement ma langue doit s'en souvenir. Qu'est-ce que tu m'aurais dit si tu avais sû? Aurais-tu trouvé les mots? Des mots pour m'aider? Des mots pour combler les vides, des mots pour te rendre réelle?

Maman tu n'étais qu'un espace noir. Un gigantesque trou noir que nous contournions le plus prudemment du monde. Nous nous tenions serrés sur les rebords, mes frères et moi, pour que plus personne n'y tombe.

Tu sais, Maman, j'ai tout fait pour être ta bonne petite fille. J'ai tout fait pour tâcher d'être comme toi ou comme ce que je t'imaginais être. Je me disais que tu devais être un ange, alors j'en étais un aussi. J'ai presque disparu à force d'essayer. J'ai l'impression qu'il faut que je t'imagine, que je te réinvente pour pouvoir me séparer du néant que tu es devenue.

 

Maman, je suis tombée amoureuse de la futilité.

 

Il me fallait être forte, Maman, pour tous les autres. J'ai retenu mon souffle toutes ces années en attendant que ça soit correct. Quand est-ce que ça va être correct, Maman?

 

 


J'ai les mains de ma mère, à ce qu'on dit. Je voudrais que ma mère soit plus que cette blancheur vide sur laquelle j'épingle ces mots.


" Il y a une différence dans le style et dans le prolongement du corps, les femmes ne sont pas aussi ouvertes dans leur allure et leur démarche, les hommes font davantage de mouvements avec les bras et se tiennent les pieds plus écartés, les femmes ont tendance à se tenir les mains et les bras plus près du corps. Les femmes ne semblent pas libres de se mouvoir au-delà d'un espace restreint imaginé. Dans leurs mouvements corporels et dans leur orientation, les hommes organisent l'espace environnant en un prolongement continu de leur propre être. Chez les femmes, il semble qu'il y ait un manque d'unité corporel; le mouvement se situe dans une partie du corps seulement, le rest demeurant immobile. Les femmes semblent craindre davantage d'être blessées, leur attention est partagée entre le but à atteindre par le mouvement et le corps qui doit accomplir ce mouvement. Elles ressentent souvent leur corps comme une charge fragile." Iris Young

I Je me souviens d'avoir vu un homme passer à côté de
moi en voiture et il me rappelait mon père. Il donnait cette
impression de montagne, d'homme et de voiture unifiés,
cette impression d'harmonie entre lui et le monde.
J'aurais voulu être la montagne, être en mouvement au
sein du monde. Ma montagne à moi semblait toujours être
sens dessus dessous.




"Sa perception de l'espace est dynamique parce qu'elle est liée à l'action - à ce qui peut être accompli dans un espace donné - plutôt qu'à ce qui peut être vu dans une contemplation passive. L'incapacité générale à saisir l'importance des nombreux éléments qui contribuent à créer le sentiment humain de l'espace tient à deux conceptions erronées : selon la première, il existerait pour chaque effet une cause identifiable et unique ; selon la seconde, l'homme est une fois pour toutes contenu dans les limites de sa peau. (...) La plupart des mécanismes liés à la saisie des distances se produisent inconsciemment. Nous sentons les autres proches ou distants, sans pouvoir toujours dire sur quelle base nous fondons ce savoir. " E.T. Hall


Je n'arrive pas à te mettre le doigt dessus.





Si je vide la pièce, si j'enlève tous les objets, si j'ôte tous les meubles, si j'ouvre les fenêtres, si je balaye le plancher, quand je ne verrai plus que les murs, un plafond, un plancher, des entrées et des sorties, y aura-t-il alors assez de place? Assez de vide, assez de silence, assez de mesure pour entendre le chuchotement de l'espace qui se précipite d'un mur à l'autre, pour sentir le poids de ces mots qui tombent, qui tombent sur le plancher?

 

Si je vidais toute la maison, est-ce que ce serait assez pour entendre parler le son de l'espace? Tout le pâté de maison? La ville entière? L'espace chuchoterait-il alors enfin? Introduirait-il un signe? Répandrait-il son odeur? Est-ce que ça goûterait quelque chose si j'ouvrais la bouche bien grand pour « le » laisser entrer? Ou se contente-t-il d'écouter, comme une gigantesque oreille vide, alors que nos allées et venues retentissent et que là nos tracements sont tracés? Alors que l'espace conserve l'empreinte invisible de nos parcours entrecroisés de nos mots zigzagués. Où pourrait aller la parole sinon là?

Et les mots déjà prononcés?

Non sens, le sens du Non, le sens du Vide, absence. Je plisse les yeux et tends l'oreille pour saisir la présence de l'absence, l'attente invisible, là, du coin de l'il, ou de l'autre côté du toucher, le son hors de portée de l'oreille, qui régresse peu à peu dans le rythme que je suis en train de marquer.



"(..)Irigaray, touchée par la conceptualisation de l'invisible chez Merleau-Ponty, remania la théorie de ce dernier de façon à faire ressortir que la réversibilité laisse toujours quelque chose "qui reste". Selon elle, il est impossible de saisir tout l'autre : "Il est impossible d'avoir une relation de réversibilité sans reste." Pour Mme Irigaray, ce reste qu'on ne peut pas voir, c'est l'invisible : un corps plein de trous qui se déplace sans forme définie dans l'espace, un corps esthésiologique, une chair qui a été sublimée, un spectre, un corps qui se meut au-delà de la visualisation. " C. Mavor



Je porte tes gants, Maman. Si je les retourne, est-ce que je vais trouver tes mains dedans?






"Dans la philosophie chinoise, une attitude aussi apparemment paradoxale est centrale au principe du Yin et du Yang, aux Respirations essentielles de la vie. (...) Dans le processus dynamique du devenir mutuel, le souffle du vide central situé au cur de toute chose attire et guide les deux Respirations essentielles, en maintenant leur relation au néant, leur donnant ainsi accès à la séparation, à la transformation et à l'unité. On dit que ce sont les trois significations fondamentales du vide, dont le rôle n'est pas simplement passif, puisque grâce à sa médiation, toute opposition, tout couple antinomique ou complémentaire est tenu de changer de nature. (...) Aussi la pensée chinoise qui est ancrée dans le double mouvement croisé du Vide et du Plein, et, au sein du Plein, dans le Yin et le Yang, demeure-t-elle profondément ternaire plutôt que dualiste. Au cur du système du Yin et du Yang, le Vide constitue le troisième élément, et avec lui, un système binaire devient ternaire (le vide étant l'intervalle entre le Yin et le Yang), tandis que le système ternaire tend continuellement vers l'unitaire (l'unité du cercle Yin-Yang).

 

Dans sa transcription physique du mouvement gestuel, la calligraphie chinoise, par exemple, refuse de n'être qu'un simple système de support de la langue parlée. Elle matérialise la tension entre la linéarité requise et la liberté spatiale recherchée (cette unité des coups de pinceau, aussi appelée origine libre de la peinture et concept de "la racine à dix mille formes", qui est si facilement sujette à la mystification de la pensée dualiste occidentale). Pareillement, grâce à l'action du Vide, les grands espaces de papier blanc libres de toute peinture contribuent fondamentalement à la tonalité, à la composition et à l'ambiance dans la peinture chinoise. " Trinh T. Minh-Ha


Quelqu'un m'a déjà dit que la matière-énergie occupe un
milliardième de l'intérieur de chaque atome, le reste est

seulement de l ' e s p a c e vide.
Pourquoi faut-il
dire seulement quand on parle de l'espace vide?


Certains mots peuvent-ils occuper trop d'espace? En dérangeant et en
se d é p l o y a n t, ils propagent leur chaos partout; trous noirs qui
implosent et attirent tout. Les femmes sont des conductrices
dangereuses!



J'étais en train d'écouter le vide, de faire une place pour que le silence puisse parler. Un vide trop immense, un silence trop bruyant. Je suis craintive. Fait semblant d'ignorer ça. Oublie ça.

Dévalorise ça et surmonte-le.












Le vide peut nous avaler tout rond.









Inscription au journal, novembre 1996

 

 

Si l'espace n'est plus seulement considéré comme un réceptacle passif destiné à contenir des choses, est-ce que notre conception de la femme va s'en trouver changée?

 

Si je ne suis qu'espace, est-ce que ça veut dire que je n'ai pas besoin d'espace, que le temps ne me concerne pas?


Le mot envahit mon corps.

Si je possède le mot, mon corps va-t-il disparaître?

 

En langues de feu, le mot brûlera.

Chut! Tiens ta langue!

 

Je suis avalée en silence.

Brûlée ou avalée? Avalée ou brûlée?

 

L'eau et le feu en ébullition.

 

 

 

 

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Épingler des fantômes au mur.


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Messages

 

Il neige aujourd'hui, Maman. J'avais oublié combien il y a de choses qui me font penser à toi. Le vent dans la neige, qui tamise la tristesse. Je ne savais pas pourquoi. Vide, la blancheur vide, l'hiver de la disparition. Larmes séchées dans l'oreiller qui s'effacent comme des traces de pas dans la neige.

 

Je pensais peut-être simplement, comme une enfant, que tu réapparaîtrais comme par enchantement, quelque part entre les mots sur mon mur blanc.

 

Au lieu de cela, je suis en train de remplir la pièce, en y remettant les choses à leur place. Les fenêtres sont ouvertes ou fermées. Les planchers sont balayés ou non. Je vois les murs, le plafond, le plancher, les entrées, les sorties. Il y en a assez, assez de place, assez de silence, assez de mesure pour m'entendre moi-même, pour entendre le chuchotement des mots. En écrivant l'intervalle entre le souffle et l'âme, entre toi et moi, je m'en vais là où se trouve la respiration.

 

J'avais essayé de m'écrire une histoire facile et rassurante. Tu vois, Maman, je craignais de perdre mon chemin sans ça, d'oublier où j'étais, ou pire d'oublier qui je suis. Mais ça ne fait plus rien, je ne peux plus lire le scénario. L'écriture a changé. J'ai dû commencer à improviser. Je laisse venir les mots et j'invente l'histoire au fur et à mesure.

 

 

Que ces mots semblent faciles, Maman, noir sur blanc - décisifs, empiétant sur l'espace - les arcs arrondis de lames mobiles; combien plus difficile de les vivre.
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Première strophe (mur)

 

 

Il n'y a pas d'angles dans cette pièce : les murs, blancs et arrondis se tendent comme des bras pour me tenir. Ce vide est le baume que je désire ardemment. Lentement, je commence à écrire les mots. Il n'y a que le papier lisse et blanc, et l'espace vide indulgent de ce corps autrefois interdit. Il attend le contact des mots, le glissement des doigts sur le papier, la décharge d'un corps dans un autre.

 

Deuxième strophe (plancher)

 

Ce sont des mots d'une blancheur laiteuse, trop longtemps cachés entre les lignes. Trop longtemps exilés, ils sont hésitants : ombres spectrales non prononcées, un ange blême frémissant. Un texte mère commence dans le silence, sans mots. L'espace vide s'avance autour des lettres. Ce qui était arrière-plan devient premier plan, ce qui était ombre est aussi lumière. Là, un nouveau texte s'écrit par-dessus l'ancien.
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J'aspire l'espace.


 

J'inspire

j'expire